Information du : 23/08/2022
Cycle Jim Jarmusch
La saison répertoire Cinéphare 2022/2023 démarre cette année par un cycle de quatre films consacré au grand Jim Jarmusch. Suivront en janvier un voyage dans le cinéma d'Afrique de l'ouest et en mai une thématique autour du temps. En attendant, en route pour un road trip américain qui nous conduira des bayous de la Louisiane au Wilderness en passant par la Route One et Memphis !
STRANGER THAN PARADISE
Etats-Unis, RFA - 1984 - 1h29
avec John Lurie, Eszter Balint et Richard Edson
Stranger Than Paradise marque en 1984 la véritable naissance de Jarmusch qui se trouve récompensé pour ce poème en noir et blanc intimiste par la Caméra d’or au Festival de Cannes. Co-produit par l’Allemagne, le film de Jarmusch ressemble de prime abord à un cousin américain des oeuvres de Wim Wenders (il a été assistant réalisateur sur Nick’s Movie). Impression vite oubliée tant l’humour singulier du film, sa nonchalance non feinte, n’appartiennent qu’à leur auteur. Jarmusch a une manière bien à lui de dépeindre l’errance de ses personnages, le mal-être, voire la dépression, sans jamais tomber dans le pathos. C’est par petites touches, en s’attachant à des gestes à peine esquissés, à des corps qui se rapprochent mais ne se touchent pas, que Jarmusch exprime les rapports d’amour ou d’amitié de ses personnages. Tout le film est ainsi : sensible, juste, ténu, discret. Il y a des éclats de rires, des moments d’émotion et de tension, mais le tout est comme ouaté. Le scénario fait dans la miniature, pour ne pas dire le minimalisme. Et pourtant, Jarmusch nous parle de mille choses : de l’Amérique, de l’immigration, du système, de la vie en dehors du système, de l’amitié...
Le noir et blanc, signé Tom Dicillo (qui deviendra par la suite réalisateur) est d’une incroyable beauté. Les silhouettes des personnages tous de noir vêtus se découpent sur des paysages enneigés ou des lacs gelés, surgissent de la brume. Les travellings de Jarmush sont déjà là, impérieux, équivalents cinématographiques parfaits de la notion d'errance. Une manière de se placer, comme les personnages, à la surface des choses, du monde, en observateur discret des petits et des grands maux de la société. Façon aussi de survoler une existence qu’on ne souhaite pas incarner pleinement. Le noir et blanc renforce l’aspect fantomatique des personnages, fantômes pour la société américaine, car incapables de répondre aux injonctions de l’American Way of Life, fantômes pour eux-mêmes dans leur difficulté à s’impliquer dans le monde, dans la vie, dans une relation à l’autre. Ce n’est pas tant que Willie (John Lurie) et Eddie (Richard Edson, premier batteur des Sonic Youth) soient des adeptes de Camus ou Sartre, c’est plutôt qu’ils ne savent pas trop comment faire avec le monde. Willie joue à l’américain : il aime le base-ball, se nourrit de plateaux télé, mais ça ne colle pas vraiment. Comme le fait remarquer Eva, une cousine venue comme lui de Hongrie et qui squatte son appartement, pourquoi manger ces plateaux télé alors même qu’il n’a pas de poste de téléviseur ?
Eva qui joue le rôle de déclencheur, qui révèle à Willie l’absurdité de mimer l’Américain, même s'il prend pour modèle l'attitude désinvolte et cool du new-yorkais. Elle va l’entraîner avec Eddie dans un périple qui les mènera de Cleveland et Miami, où les deux amis constateront que partout, c’est la même Amérique un peu déglinguée et poussiéreuse. Elle va déclencher le retour du refoulé de Willie, le retour de Bélà son prénom effacé. Avec Stranger Than Paradise, Jarmush signe une magnifique fiction américano-européenne, une ballade nonchalante, une belle réflexion sur les origines, sur l’être et le paraître.
DOWN BY LAW
Etats-Unis, Allemagne - 1986 - 1h47
avec Tom Waits, John Lurie et Roberto Benigni
Down by Law reprend en quelque sorte le squelette narratif de Stranger than Paradise : deux hommes un peu taciturnes et guère prolixes (John Lurie dans les deux films, et Tom Waits sur Down by Law), voient débouler un élément extérieur qui vient perturber leurs routines de tranquilles glandeurs. Dans Stranger… c’était une cousine hongroise, dans Down By Law c’est un italien débarqué on ne sait pourquoi à la Nouvelle Orléans. Dans les deux cas, ces immigrants se retrouvent plongés dans une culture qui leur est inconnue et apportent un regard neuf, naïf, innocent sur l’Amérique qui va finir par modifier celui des deux autres compères. Down by Law est une histoire de rencontre et d’échanges comme Jarmush ne cessera d'en raconter. Des échanges qui passent même entre deux musiciens mutiques et un zig incapable de faire une phrase en anglais. C'est aussi un film qui revient aux sources de l’Amérique du XXème siècle. Aux sources de sa musique (le Blues de la Louisiane, le Bluegrass), de sa littérature (Tennessee Williams, Jack Kerouac), de son cinéma (l’ombre des films des années 30 / 50 plane constamment : récits de prison ou d’évasion, film noir...), de son histoire (on se croirait souvent à l’époque de la grande dépression), de sa géographie (les bayous comme espace originel).
Robby Müller signe une photo inoubliable, avec une magnifique utilisation de la gamme de gris. Les choix de mise en scène sont extrêmement précis et intelligents, dans le refus par exemple de se placer du côté d’un personnage, d’utiliser des inserts, Jarmush balançant d’un personnage à l’autre sans jugement de valeurs. Le cinéaste est aussi à l’aise dans les magnifiques travellings sur les façades de la Nouvelle Orléans que lorsqu'il s'agit de filmer l’espace réduit d’une cellule de prison. Down by Law est l’une des plus éclatantes réussites de Jim Jarmush. Un film envoûtant, drôle et tragique servi par les compositions remarquables de John Lurie et Tom Waits et l’interprétation prodigieuse du trio d’acteurs (Down By Law, c’est la révélation Roberto Benigni). Un film d’équilibriste, qui parvient à marier harmonieusement l’humour et la mélancolie, un noir et blanc presque naturaliste et l’absurde des situations, à faire d’une succession de saynètes (souvent anthologiques) un récit d’une précision d’orfèvre.
Un film qui malgré ses ressemblances avec Stranger than Paradise (le rythme lancinant, le noir et blanc, la démarche et la façon de s’exprimer des personnages…) trouve sa propre vie, sa propre voie, loin de la répétition gratuite d’une formule gagnante en festival. Dès lors, malgré un style reconnaissable entre cent et des thèmes récurrents, Jarmush ne cessera de nous surprendre, jouant parfois sur d'intimes variations (Night on Earth, Mystery Train, Broken Flowers...), réinventant d'autre fois sa grammaire pour explorer de nouveaux territoires (Dead Man, Ghost Dog, Paterson...)
MYSTERY TRAIN
Etats-Unis, Japon - 1989 - 1h50
avec Screamin'Jay Hawkins, Nicoletta Braschi, Steve Buscemi, Joe Strummer
Il s’agit toujours, comme dans les trois premiers films de Jarmush, de personnages en errance qui se retrouvent face à l’Amérique et qui apportent sur ses mythes et ses icônes leurs regards naïf d’étrangers en transit. Un couple de touristes japonais en quête du King, une italienne, un anglais se retrouvent ainsi une même nuit dans un hôtel de Memphis. Les chambres mitoyennes laissent passer les échos des trois histoires parallèles qui composent ce Mystery Train, véritable condensé du cinéma de Jarmush. On y retrouve son goût pour le film à sketches (Night on Earth et Coffee and Cigarettes de manière flagrante, mais en fait tout son cinéma porte cette influence), son attirance pour le Japon qu'il exprimera totalement dans Ghost Dog, l’Italie avec le personnage joué par Nicoletta Braschi que l’on avait quittée dans les bras de Roberto Benigni à la fin de Down by Law, les fidèles John Lurie (il compose la musique) et Tom Waits (dont on entend juste la voix)... Il est une fois de plus question de combines minables (Joe Strummer et Steve Buscemi en roi des plans galères) et bien sûr de Rythm’n Blues et de Rock avec Screamin’ Jay Hawkins en tenancier de l’hôtel ou encore Rufus Thomas. Et il y a la façade des studios Stax, le fantôme du King et Memphis, soit le berceau du rock américain.
Du Mystery Train chanté par Elvis au début du film à la version originale d’Herman Junior Parker qui le clôt, c’est toute une histoire de la musique américaine qui nous est offerte. Une histoire d’influences réciproques entre mouvements musicaux, de partage, mais aussi et surtout de pillage et de récupération par les blancs. Jarmush propose une relecture de l’histoire du Rock où les icônes cèdent un peu la place aux véritables pionniers. De manière emblématique, les deux versions de Mystery Train nous racontent cette histoire du Rock : Sam Philips, l’un des rares producteurs blancs à enregistrer des musiciens noirs (dont Rufus Thomas) sort en 1953 le magnifique morceau de Junior Parker, mais celle qui reste dans l’histoire est bien la reprise d’Elvis enregistrée l’année suivante. Jarmush nous propose donc un retour aux fondamentaux, aux racines, stigmatisant en filigrane le racisme de la production musicale américaine sans pour autant jouer le cynique de service en déboulonnant les idoles dont le King est l’incarnation la plus parlante. Pas d’esprit revanchard, juste l’envie de rendre hommage à ces musiciens trop souvent oubliés. Ainsi le jeune japonais Jun, ne jure que par Carl Perkins alors que sa compagne l’entraîne à la poursuite du King. Memphis n’est plus le tombeau d’Elvis mais est bien le cœur de l’Amérique noire.
Pour cette histoire de noirs et de blancs, Jarmush revient à la couleur après Stranger than Paradise et Down by Law. Memphis ressemble à une toile d’Edward Hopper, patchwork de couleurs (on sent l’influence de Nicholas Ray, mentor de Jim Jarmush, dans cet usage des couleurs) et de néons orchestré par l’immense Robby Müller.
DEAD MAN
Etats-Unis, Allemagne, Japon - 1995 - 2h01
avec Johnny Depp, Gary Farmer et Crispin Glover
Dead Man est un film de temps morts, un film à la dérive, comme son héros William Blake qui le traverse dans l’état d’un déjà mort. Nous sommes dans le Far West, et l’on sait le lieu coutumier au retour des morts chez les vivants. Combien de Pale Riders sont revenus de l’autre monde pour assouvir une vengeance ? Mais Jarmusch ne réalise pas un western, même si le film en revêt les oripeaux. Il réalise un film sur les derniers souffles d’une vie, sur le passage dans l’autre monde. William Blake, une balle plantée à quelques centimètres du cœur, perd souvent conscience, et le film l’accompagne. Il rêve et délire, le film aussi. Dead Man est cotonneux, à la fois rassurant et inquiétant, doux et imprévisible, funèbre et apaisé. C’est un voyage, une errance, une balade dans l’entre-deux mondes. William Blake, à la frontière de la vie et de la mort, est aussi à la frontière entre plusieurs cultures. Eduqué en Angleterre, vivant dans l’est du pays, il traverse au début du film le continent et découvre par les fenêtres du wagon la civilisation qui s’étiole et l’Amérique de l’ouest, violente et boueuse, qui prend le pas. Il quitte ensuite cette société en voie d’industrialisation, qui rentre dans la modernité et tend elle aussi à quitter les rives du western, pour pénétrer dans l’ancestrale civilisation indienne.
Retour aux origines d’une Amérique dont les valeurs et la mystique complexe tranchent avec la simplicité des dogmes sur lesquels se sont établis la société des colons : annexion, exploitation de la terre et des hommes, conquête. Monde complexe car les indiens dépeints par Jarmusch ne correspondent ni à l’imagerie du sauvage sanguinaire (bien entendu), ni à celui d’un peuple en harmonie avec la nature. Nobody, le guide indien de Blake, a été chassé de son peuple car il a vécu parmi les blancs. Il se trouve lui aussi à la frontière et il peut, à ce titre, accompagner Blake dans son voyage. Tandis que Blake dérive de plus en plus vers l’ouest, la présence des colons se fait moins prégnante, le territoire se régénère. Il y a un cheminement vers la source, vers le passé, l’origine, comme si la mort n’était pas le dernier pas en avant mais un grand retour sur soi, sur son histoire, sur les histoires, le moment où l’on trouve sa place au milieu de toutes ces vies qui se sont succédées. Blake quitte son enveloppe pour rejoindre la grande histoire, celle de l’Humanité.
Cette avancée à rebours du temps, Jarmusch la filme comme un voyage hallucinatoire. Les constants fondus aux noirs sont comme des morceaux de vie arrachés aux ténèbres, des flashs de plus en plus décousus perçus par une âme fatiguée. Le travail du chef opérateur Robby Müller est saisissant et son utilisation du noir et blanc prolonge idéalement le parcours de William Blake. Alors que le film démarre par des contrastes très poussés, des noirs et des blancs tranchés, ceux-ci se fondent peu à peu, imperceptiblement, jusqu’à ce que l’image se charge d’indécision, d’imprécision. La frontière entre les noirs et les blancs n’est plus aussi nette et l’image explore toute la palette des nuances de gris. De même, les cadres évoluent au fil du film. D’abord serrés sur les visages, où enfermant les silhouettes par des structures verticales, ils s’ouvrent sur l’espace tandis que Blake avance et ouvre les yeux sur le monde. Ces deux mouvements, la pulsation du film (ces images qui se fondent dans le noir, comme les battement assourdis d’un cœur fatigué) et la musique envoûtante de Neil Young nous hypnotisent, nous placent dans un état second, nous plongent dans la torpeur tout en aiguisant nos sens.
Johnny Depp, avec son physique fragile, incarne à la perfection la fragilité d’une existence qui s’éteint, nous fait ressentir l’étonnement, l’inquiétude ou l’apaisement. Son corps même semble flou, indécis, n’imprimant presque plus la pellicule. Malgré la tristesse du sujet, Jarmusch émaille son récit d’instants drolatiques et malicieux, fait appel à l’absurde et au surréalisme, s’amuse avec son casting de "trognes" : Robert Mitchum, John Hurt, Iggy Pop, Lance Henriksen, Michael Wincott, Gabriel Byrne... Avec Dead Man puis Ghost Dog qu'il signe quatre ans plus tard, le cinéaste transcende sa Jarmusch’s touch. Deux films qui appartiennent pleinement à son univers mais qui le renouvellent de fond en comble, paris étonnants pour un réalisateur que l’on aurait pu croire installé dans une forme de routine mais qui, en deux coups de maître, ouvre son cinéma à une multitude de possibles. Only Lovers Left Alive puis Paterson seront plus tard eux-aussi de nouveaux élans qui montrent à quel point Jarmusch sans jamais se renier ne cesse de se réinventer.
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